Premier mai 1917: grève dans les tranchées...

Par Didier Daeninckx

En avril 1917, l'état-major du général Nivelle décide de lancer une offensive définitive sur le front nord-est afin de mettre un terme victorieux à une guerre qui a déjà fait des millions de morts. Ce sera l'échec, et des dizaines de milliers de cadavres viendront gorger de leur sang les tranchées et les champs labourés par les obus, du côté de Craonne et du Chemin des Dames.

La révolte contre ces décisions insensées, ces boucheries humaines justifiées par le seul déplacement d'un petit drapeau sur les cartes des généraux, provoquent un mouvement de refus dans la troupe. On chante l'Internationale dans les trains de permissionnaires, des régiments rechignent à monter à l'assaut, des tracts pacifistes circulent sous le manteau. On estime que d'avril à juin 1917, la moitié des régiments français furent touchés par une forme ou une autre de refus d'obéissance. L'armée allemande avait, elle aussi, dû faire face à des troubles, en mars de la même année, principalement dans la marine.

Mais la mutinerie la plus importante, par le nombre des participants, leur organisation et la précision de leurs revendications, fut celle que menèrent les régiments russes du front de Champagne.

Ces Russes, au nombre de vingt mille, étaient arrivés en France après le bain de sang de Verdun. Ils avaient débarqué à Marseille, Brest et La Rochelle et les Parisiens leur avaient fait un triomphe, le 14 juillet 1916, sur les Champs-Élysées. L'immense réservoir humain de la Russie tsariste venait enfin au secours d'une France exsangue.

Le premier régiment était constitué presque exclusivement d'ouvriers moscovites, l'autre de paysans de la région de Samara que borde la Volga. Après une période de formation, les troupes furent envoyées sur le front de Champagne où elles subirent de très lourdes pertes, notamment en raison du sous-équipement en masques à gaz.

Les premiers mouvements de cassure entre les officiers et la troupe apparurent à la mi-mars 1917, après l'abdication du tsar Nicolas II, et la nomination de Kerenski comme premier ministre russe. Les ouvriers de Moscou, gagnés au idées bolchevique, voulaient aller prendre part à la Révolution, les paysans, avertis des premières mesures de partage des terres exigeaient leurs droits:

"On distribue les terres, nous arriverons trop tard pour obtenir notre part légale!".

C'est dans ce moment de doute extrême que le général Palitzine mettait ses troupes au service des offensives décidées par l'état-major français. Les pertes, dans le secteur de Courcy, furent énormes. Un groupe, évalué à dix mille soldats, décide de former des Soviets. Un homme prend leur tête, Baltaïs, et il est décidé, pour la première fois au monde, de célébrer le 1er mai en faisant la grève au front! On déploie des drapeaux rouges, on chante les hymnes révolutionnaires sous les fenêtres des châteaux de Bayé et de Montfort. Les représentants du soviet sillonnent la région, un fanion rouge et noir accroché à la portière de la voiture de l'état-major du général Palitzine qui a été réquisitionnée. Les troupes françaises du secteur observent la mutinerie sans s'y joindre. Le Haut Commandement, conscient des risques de contagion, préconise le retrait des troupes russes du front. Le ministre de la Guerre, Paul Painlevé décide, le 1er juin 1917, du transfert des régiments soviétisés sur le camp de La Courtine, au beau milieu du plateau de Millevaches, à plus de six cents kilomètres de la ligne des combats.

Ce camp de manoeuvres a abrité, au début de la guerre, les civils étrangers évacués de Paris et soupçonnés de sympathies avec l'Allemagne, puis ce sont des prisonniers prussiens qu'on y a enfermés. Le 11 juin, ce sont 16.000 hommes de troupe, 300 officiers et 1700 chevaux qui se mettent en marche pour aller prendre possession des lieux, dans la Creuse. Les mutins ont gardé leurs armes, fusils Lebel, fusils-mitrailleurs, mitrailleuses, canons de 37 et mortiers de tranchées. Ils s'installent à la fin du mois, et l'autorité des soviets se substitue, là encore à celle de l'armée. Les rebelles de La Courtine se baptisent "Courtintzi". Alors que le général Foch tente de faire partir ces troupes pour la Russie, le gouvernement de Kerenski refuse, par peur de l'exemple qu'elle pourraient donner. Le gouvernement provisoire russe souligne, au contraire, que la peine de mort pour indiscipline doit être appliquée aux mutins. Le télégramme 3172 de Kerenski, qui servira de base à l'action du général Zankeïevitch, stipule:


Un officier essaie de raisonner les mutins. Il est conspué.

"On ne reculera pas devant l'emploi de l'exécution capitale, suivant décision des tribunaux". Un ultimatum et fixé pour la soumission des troupes, le 3 août à dix heures du matin. Le ministre de la Guerre Painlevé décide d' "aider le gouvernement russe dans la répression de la mutinerie, mais ne l'appuyer de nos troupes, de canons, que dans le cas où les troupes russes auraient été insuffisantes à remette l'ordre et sur la demande écrite du représentant du gouvernement provisoire russe".

Dans la nuit du 2 au 3 août, des troupes russes loyalistes et des troupes françaises dépêchées de Limoges, de Tulle, d'Ussel, de Guéret, prennent position sur les collines entourant le camp de la Courtine. Les mutins élisent un chef, Globa, qui parle couramment le français. Les négociations pour trouver une issue à la crise vont en fait durer près de sept semaines. A la mi-septembre, tous les villages entourant le camp sont évacués. Les mutins creusent des tranchées, renforcent leurs défenses. Dans la nuit, ils tiennent un meeting, chantent à l'unisson. Un nouvel ultimatum est adressé aux révoltés le 14 septembre. Ils y répondent par un appel aux soldats russes loyalistes: "Pourriez-vous aller jusqu'à vous abreuver du sang de vos camarades, voire même de vos frères? Demain, le monde entier connaîtrait le crime que vous commettriez en levant sur nous une main fratricide".


Arrestation du chef des mutins, Globa.

Le 16 septembre 1917, à dix heures du matin, les premiers obus de 75 pleuvent sur La Courtine. Un épisode de la guerre civile russe se noue, Blancs contre Rouges, au centre de la France. Les explosions provoquent une réaction inattendue: les assiégés entonnent La Marseillaise puis La Marche Funèbre, de Chopin! Un obus essaime ses éclats au milieu de l'orchestre. Des salves de fusil partent en direction des collines. Puis se sont les mitrailleuses qui entrent en action. Le bombardement va se prolonger pendant trois jours et trois nuits, faisant des dizaines de victimes. Un soldat français, le sergent Lemeur, est tué dans une embuscade, près de La Courtine. Peu à peu les mutins se rendent, et le 19 septembre au matin, c'est au tour de Globa, vaincu, de lever les bras. Avec 80 dirigeants des soviets de soldats, il est emmené à Bordeaux où siègent le tribunal militaire des Russes blancs. Leur trace se perd au terme de ce voyage... Six cents autres mutins connaissent les rigueurs de la répression. Quand à la majorité des rebelles, au nombre de 7.500, ils se dressèrent encore contre l'autorité, une semaine plus tard, puis en octobre. Un Comité Secret leur ordonne de ne pas accepter les travaux d'utilité publique auxquels on les destine, comme l'entretien des forêts, l'entretien des champs:

"Camarades, nous vous demandons de ne pas aller au travail volontaire. A ceux qui ont signé, je donne le conseil: refusez. En Russie! En Russie!"

Les meneurs sont débusqués, condamnés et déportés sur l'île d'Aix. Les soldats seront contraints à travailler dans les mines, dans les usines désertées par les ouvriers envoyés au front. Ceux qui refusent sont transférés au Maroc, pour les travaux d'assèchement des marais, la construction de lignes de chemin de fer.


A Gentioux, un monument, interdit de célébrations pendant soixante-dix ans, maudit la guerre.

Ce n'est qu'en 1919 pour les premiers, et en 1920, que les mutins purent retrouver leur pays. Certains furent enrôlés contre leur gré dans les armées blanches du général Wrangel, d'autres échangés contre des Français prisonniers des bolcheviques.

Il ne reste rien dans la région de cet épisode, hormis le souvenir.

Mais tout près de là, sur le même plateau de Millevaches, une place raconte cette histoire éternelle des "hommes contre". Un monument dressé au coeur du village de Gentioux. Un enfant en blouse grise d'écolier dresse le poing devant la liste des jeunes hommes morts à la guerre. Ses doigts pliés affleurent une inscription: "Maudite soit la guerre".

Pendant près de soixante-dix années, toute manifestation patriotique était interdite devant ce monument, et les troupes qui le trouvaient sur leur chemin avaient ordre de détourner la tête!

Certains soldats, dit-on, serraient le poing en passant, pour marquer leur solidarité avec l'écolier de Gentioux.