Capture de Che Guevara:

les documents qui contredisent la version officielle

Le 23 janvier 2001, Libération mettait en cause Régis Debray dans la chute du Che.
Une polémique trop vite étouffée...

Tout d'abord, il nous faut revenir au 31 août 1996, à Buenos Aires, quand la fille aînée du Che, Aleida Guevara lance un pavé dans la mare en accusant Régis Debray d'être en partie responsable de la capture de son père, en Bolivie, trente ans plus tôt, le 8 octobre 1967. Le lendemain, à 13 heures 10, le Che fut exécuté par le sous-officier bolivien Mario Teran sur ordre du général Barrientos, conseillé lui-même par la CIA. Selon les déclarations d'Aleida Guevara au quotidien argentin Clarín, Régis Debray "a parlé plus qu'il n'était nécessaire" après son arrestation par les militaires boliviens en avril 1967. Cette interview venait après la publication de Loués soient nos seigneurs, un livre dans lequel Régis Debray justifiait sa rupture avec Fidel Castro dont il "respectait" pourtant, quelques temps plus tôt, la décision de "rester le dernier communiste du monde".


Le 23 janvier 2001 Libération mettait en cause Régis Debray dans la chute du Che.

Dariel Alarcon Ramirez, qui sous le pseudonyme de Benigno fut l'un des derniers compagnons du Che en Bolivie, répliqua immédiatement que l'interview d'Aleida Guevara était "une nouvelle preuve du stalinisme cynique qui s'est emparé d'une révolution que j'ai aimée et servie quand elle était encore une révolution". Il conseillait à Régis Debray de refuser de répondre "à des mises en cause imbéciles", et concluait "C'est entre Cubains, et face à l'Histoire, qu'il faudra nous expliquer".

Régis Debray ne suivit pas le conseil et rendit public un communiqué par l'intermédiaire du journal Le Monde, le 3 septembre 1996 où, sous le titre Régis Debray et "Benigno" répliquent aux calomnies castristes, il affirmait notamment:

"L'appareil cubain s'acharne parce qu'il croit, à tort, que j'encourage de loin les réseaux de résistance et que je suis responsable de la défection et des propos de Benigno, proche entre tous du Che. C'est absurde".

Deux années plus tard, le 9 octobre 1998, jour anniversaire de l'assassinat de Guevara, Benigno s'envola de son exil de France pour une visite à Miami. Il y fut accueilli, dans son bungalow, par Félix I. Rodriguez, un agent de la CIA à la retraite dont la principale mission fut, pendant de longues années la traque du Che, au Congo, en Amérique Latine. Les deux hommes se jurèrent, devant les caméras de tout faire pour "la réconciliation des Cubains et mettre fin à la dictature".

Benigno oublia de demander une chose à son hôte, ce jour-là: de s'expliquer sur les confidences qu'il fit, en 1989, au journaliste John Weisman et qui furent publiées par l'illustre maison d'édition new-yorkaise Simon and Schuster sous le titre Shadow Warrior. En effet, pages 135-136, Rodriguez affirme:


Le livre des témoignages de l'agent de la CIA Rodriguez n'a pas été traduit et publié en France.

"Le 20 avril 1967 Debray fut capturé. Dès ses premières heures entre les mains de l'armée, il subit quelques traitements rudes. Mais après l'arrivée d'un agent de la CIA né à Cuba, qui se faisait appeler à l'époque Gabriel Garcia Garcia (en fait, son vrai nom est Julio, et c'est un vieil ami), qui était le conseiller pour le contre-espionnage du ministre bolivien de l'Intérieur et de la Sûreté, Debray fut traité avec humanité et respect. D'ailleurs, dans un article publié dans la Evergreen Review en février 1968, Debray admet que la CIA pourrait bien lui avoir sauvé la vie. Garcia et les Boliviens ont débriefé le Français à fond. Des articles publiés plus tard stipulent que Debray a soutenu à ses interrogateurs qu'il n'avait jamais vu le Che, qu'il s'en était tenu au rôle d'observateur journalistique du mouvement de guérilla, et que les Boliviens avaient crû à son histoire de couverture. La vérité est exactement contraire. A la fin, Debray a raconté de bon gré aux Boliviens et à la CIA tout ce qu'il savait sur les opérations du Che. C'est le témoignage de Debray, en fait, qui aida à convaincre l'Agence (la CIA, NDLR) de concentrer ses efforts pour la capture du révolutionnaire insaisissable. Le Français aurait pu être condamné à mort. En échange, parce qu'il avait coopéré, il fut condamné à seulement trente ans pour finir par être pardonné à la fin de 1970". Soit trois ans après sa condamnation.

Cette pièce essentielle n'a jamais été portée à la connaissance du public français, le livre de John Weisman n'ayant retenu l'attention d'aucun éditeur dans l'hexagone. On verra, par la suite, que ce n'est pas le seul. D'autres documents publiés notamment aux États-unis ont subi le même sort.

Pourtant, on ne peut pas dire que la librairie française dédaigne la figure mythique du Guérillero Héroïque. En 1997, pour marquer le trentième anniversaire de la disparition du Che, au milieu d'une avalanche éditoriale, trois ouvrages sont mis en avant par la presse. Dans Ernesto Guevara connu aussi comme le Che, publié par Métaillié-Payot, le romancier mexicain Paco Ignacio Taibo II écrit:

"Les trois premiers jours, deux colonels interrogent Debray en insistant toujours sur la même question: le Che est-il en Bolivie Coups, bastonnades, coups de marteau et simulation d'exécution à coup de feu à blanc ne lui seront pas épargnés (...) Debray est donné pour mort. Les tortures le laissent inconscient. Le major Sanchez qui se trouve à Camiri, empêche qu'on le tue. Jusqu'alors Debray comme Bustos ont nié la présence du Che".

Un autre best-seller se concentre sur Ciro Bustos, un compagnon argentin du Che arrêté en même temps que Régis Debray, le 20 avril 1967. Il s'agit de Compañero, vie et mort de Che Guevara de Jorge G. Castaneda. On peut y lire à la page 397:

"Pendant les premières semaines d'interrogatoire accompagné de passages à tabac, Debray maintient la version convenue: il est journaliste et il est venu en Bolivie pour interviewer les guérilleros; il a entendu parler de la présence du Che mais il ne l'a pas vu. Fort des renseignements fournis par el Loro, Gonzalez soumet Debray et Bustos à une confrontation.
Bustos craque quand les militaires lui montrent des photos de ses deux filles, en menaçant de les kidnapper. Avec un luxe de détails, il fait le portrait des guerilleros, décrit la vie dans le camp, sa situation géographique et ses voies d'accès; en un mot, il se met à table. Il n'avait pas l'intégrité morale et la force nécessaires pour résister à l'interrogatoire; il ne fut même pas passé à tabac".

Précisons que les renseignements furent extorqués à el Loro, un guérillero ami du Che, très grièvement blessé. Il fut ensuite achevé par les militaires boliviens, et son corps précipité depuis un hélicoptère.

Le livre qui fut le plus relayé par les médias, en 1997, fut sans conteste celui de Pierre Kalfon Che, Ernesto Guevara, une légende du siècle publié par Le Seuil. L'auteur analyse lui aussi les circonstances qui ont préludées à la capture du Che, pages 514-515:

"Il n'a pas fallu plus de deux jours d'interrogatoires pour que l'Argentin Ciro Roberto Bustos passe aux aveux, et même au-delà. On a trouvé dans ses papiers sa véritable identité, des photos de sa femme et de sa fille. On le menace de s'en prendre à sa famille. Il craque aussitôt et raconte tout, la présence du Che sous le nom de Ramon, le nombre et le nom des guerilleros, le rôle de Tania, l'endroit où se trouvent les caches d'armes, les sentiers secrets ouverts dans la forêt.

L'agent de la CIA est ravi. "Écrivez-nous tout cela" demande-t-il. "J'écrirai tout et pas seulement ça (sa déposition aura près de vingt mille mots), j'essaierai de faire de mémoire des croquis de quelques visages de guerilleros sont je me souviens", répond-il dans une déclaration enregistrée le 23 avril". Quelques lignes plus bas, Pierre Kalfon donne la parole à Régis Debray qui avalise cette version de l'Histoire.

"Bustos s'est mis à table tout de suite, murmure Debray, faisant remonter ses souvenirs. Il a joué un double jeu assez moche avec le Che. Il a présenté un visage différent mais il ne croyait pas une minute à tout cela. Il avait été surpris que le Che l'appelle. il n'était plus dans le coup. C'est un type d'une très grande habileté, simulateur rapide. Son rôle a été très néfaste".

Plus loin, Régis Debray admet avoir parlé, le 12 mai, en constatant que ses interrogateurs savent déjà tout:

"Puisque tout leur était désormais connu, je décidai de confirmer les évidences, rien de plus. Oui, j'avais menti. J'avais bien vu le Che et c'était pour une interview". Ainsi, contrairement à ce qu'affirme l'agent de la CIA Félix I. Rodriguez, dans son livre, ce serait Bustos qui aurait trahi le Che. Un Bustos décrit, avec un luxe de détails, comme un être sournois, allant au devant des désirs des bourreaux du Che, n'hésitant pas à en rajouter.

Le mardi 23 janvier 2001, c'est donc au tour de Libération de revenir sur l'affaire en donnant la parole à Bustos. Le journal relate l'enquête menée par des journalistes suédois, Erik Gandini et Tarik Saleh, pour lesquels Bustos "a été victime de l'écriture d'une histoire où seule la version de Debray, qui avait déjà un statut international, a été prise en compte". Ils retrouvent Bustos qui leur affirme que sa fausse identité a tenu vingt jours, et qui se refuse à parler de Régis Debray. Ils rencontrent ensuite Pierre Kalfon qui doit reconnaître que ce qu'il a écrit sur Bustos est de seconde main et se fonde sur un livre d'un certain Gustavo Sanchez, un agent castriste décrit comme peu fiable par les journalistes suédois. Le mexicain Jorge Castaneda n'est pas plus à l'aise: il a écrit à partir "de ce que Debray a raconté".

Les journalistes obtiennent enfin un rendez-vous avec Debray qui a passé trois ans en prison avec Bustos, en Bolivie. Il leur déclare:

"Après trente ans, je ne me rappelle rien. Il y a eu tellement de gens qui ont déserté et raconté des choses. Je ne veux pas l'accabler". Puis il finit par lâcher: "j'ai parlé après avoir été confronté à des preuves qui venaient de Bustos", avant de mettre fin à l'entretien.

 


L'ouvrage de référence de Jon Lee Anderson a été publié en Italie et en Espagne, mais pas en France.

Cette version des faits n'est pas seulement contestée par Félix I. Rodriguez et par Ciro Bustos. Le journaliste américain Jon Lee Anderson a écrit un ouvrage de référence en 1996, Che Guevara - A Revolutionary Life qui lui non plus n'a curieusement pas été traduit en France, contrairement à l'Espagne et à l'Italie. On peut y lire:

"Selon les hommes qui avaient effectué l'interrogatoire, c'est Régis Debray qui confirma définitivement la présence de Che Guevara en Bolivie. Au début, Debray soutenait être un journaliste français qui n'avait rien à voir avec la guérilla, mais quand l'interrogatoire devint plus dur, il céda, confirmant que le commandant de guérilla connu sous le nom de "Ràmon" était bien Che Guevara".

Cette thèse est confirmée par un autre livre qui attend, lui aussi, son traducteur et son éditeur, Les dernières heures du Che de Fabio Giovannini, publié par Datanews en Italie. L'auteur présente des rapports récemment rendus publics par la CIA, comme celui de l'expert des questions d'Amérique Latine Thomas L. Hugues qui travaillait pour le "Bureau of Intelligence and Research" du Département d'État, auprès du secrétaire d'État US Dean Rusk. Ce rapport est daté du 12 octobre 1967, soit trois jours après l'exécution du Che.

"Dans l'effort de maintenir l'unité avec Castro et à l'intérieur de l'extrême-gauche latino-américaine, même les partis communistes traditionnels ont consenti à soutenir les guerilleros boliviens. L'intérêt devint plus fort quand en avril Debray lui-même fut capturé par les forces armées boliviennes et révéla que Che Guevara avait organisé les guerilleros et était à leur tête. (...) A partir de juillet, grâce au témoignage de Debray et d'autres prisonniers qui étaient membres des forces de la guérilla ou étaient en contact avec elles, ainsi que de paysans qui montraient plus de loyauté envers les forces armées que pour les guerilleros, malgré les efforts de ces derniers pour les courtiser, les unités de l'armée bolivienne furent en mesure de porter quelques coups aux guerilleros, bien qu'en subissant d'assez lourdes pertes".

On peut se poser la question de savoir pourquoi les documents qui contredisent la version officielle de Debray n'ont jamais été traduits.

Après son expulsion de Bolivie en 1970, au terme de trois ans de prison, Bustos a été expulsé vers le Chili. De là, il a rejoint son Argentine natale où il s'est opposé à la sanglante dictature des généraux:

"Durant toutes les années de la junte militaire en Argentine, personne de mon réseau n'a été arrêté. C'est bien plus important pour moi que les trente années de misère que j'ai endurées depuis".